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Jerry Tardieu ou la réincarnation d’Edmond Paul

Jerry Tardieu. Voilà un prénom qui représente l’américanité envahissante, au grand dam des partisans de la classique européanité qui a régné longtemps chez nous, et un nom qui indique, même en France, une origine paysanne ou une basse condition sociale. Ce contraste patronymique, sans être dans la superstition ou la religiosité archaïques qui submergent notre pays et l’empêchent de se regarder dans le miroir d’à côté, la Dominicanie, traduit la couleur intellectuelle et économique de ce personnage.



Franchement, lors de la vente-signature de son dernier livre-entretien dans son immense hôtel, je regardais la foule massée devant lui avec un brin de jalousie et de mépris. Je me disais : qu’elles sont hypocrites, les élites haïtiennes ! Car quand un enseignant-chercheur de vocation, déjà mal rémunéré par l’État, signe un livre, il n’y a presque personne qui vient l’acheter, mais voilà qu’elles défilent devant un homme d’affaires. C’est surement pour le statut économique de l’auteur et pour faire, comme d’habitude, la démonstration qu’ils s’intéressent aux gens intéressants et, par là, se distinguer davantage. Je n’ai pas acheté le livre de Jerry Tardieu. Je n’étais pas au pays lors de sa vente signature. Quand bien même, je ne me serais pas déplacé pour aller me le procurer, compte tenu de mes préjugés aussi bien sur l’auteur que sur le sélect et occasionnel public des lecteurs. L’appréhension allait si loin que je ne comptais pas non plus l’acheter en librairie.


Pour pouvoir confirmer mes présupposés, curiosité intellectuelle oblige, je l’ai mesquinement emprunté à un ami-voisin, François Jean Enard, un jeune venu de la diaspora haïtienne de Floride bourré d’ambitions entrepreneuriales et qui travaillait dans le domaine de la communication post-moderne pour l’auteur en question. Je l’ai lu d’une traite. Il était agréable à lire. L’auteur, d’après ses propres déclarations, a quand même un gout juvénile pour la littérature. Après la lecture, je me suis rendu compte que je m’étais grandement trompé aussi bien sur l’auteur, même si j’avais déjà lu son ambitieux et mondialisant « L’avenir en face… », que sur les distingués gens qui se sont noblement précipités à l’hôtel Royal Oasis pour se procurer le livre. Je me suis aussi dit : sacré Pierre Raymond Dumas (PRD), l’auteur d’une excellente biographie de Frédéric Marcelin, qu’il a du flair, pour avoir su proposer ce stimulant projet de livre à Jerry Tardieu !


Je crois que PRD fait partie de la minoritaire race d’intellectuels haïtiens qui ne crache pas sur l’argent et la réussite économique. Ce livre m’a donc secoué et redonné un peu d’espoir dans l’avenir enchanteur de mon cher pays. Ce qui m’a, en fait, énormément plu dans cet ouvrage, c’est la découverte de l’éclectisme de Jerry Tardieu, c’est-à-dire l’exceptionnel mélange chez lui d’une profonde intellectualité et un vif sens des affaires. En quelque sorte, à travers ses écrits et ses actions entrepreneuriales et éventuellement politiques, j’ose penser qu’il réincarne Edmond Paul, une figure haïtienne admirable du long XIXe siècle qui a mis en place une proto-industrie, a diagnostiqué les causes de nos malheurs et a pensé l’avenir du pays sous un angle globale et systémique : éducatif, économique et politique. Ce livre révèle, en effet, le parcours empreint d’une volonté de puissance intellectuelle et économique d’un Haïtien de souche. Cet enracinement ancien, quoique coloré et matrimonialement exclusiviste – les mulâtres haïtiens ont fait et font encore tout pour sauver la couleur de leur peau de génération en génération –, est peut-être à la base de ses nobles motivations. C’est dire que le fait que sa famille et maintenant lui-même ne sont pas venus seulement et simplement s’enrichir sur cette terre insulaire,comme la plupart des levantins, constitue probablement un facteur qui structure sa personnalité inclusive et sa vision progressiste.


Du point de vue des idées, le livre révèle un homme bien formé. Sa formation est d’autant plus complète et solide qu’elle s’est effectuée dans deux écoles relativement différentes: l’Europe et l’Amérique du Nord. Comme il le dit lui-même, « J’ai eu la chance d’étudier tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est une bonne chose en ce sens que l’on peut tirer le meilleur des deux mondes […] En termes de formation générale et d’ouverture sur le monde, l’Europe me semble plus à propos. En ce qui a trait au pragmatisme et à la rigueur, l’Amérique est incontestablement imbattable. » (Cf. Tardieu, J., Investir en Haïti, un acte de foi, Montréal, CIDIHCA, 2014, p. 65-66) Aussi, ce qui me paraît académiquement surprenant chez Jerry Tardieu, c’est son admiration, certes déclarative, pour Dani Rodrik, son ancien professeur à Harvard. Or, ce professeur, dont je viens de parcourir tous les écrits pour les besoins de ma recherche postdoctorale sur la gouvernance globale et la coopération internationale au développement, figure parmi les économistes très critiques vis-à-vis de la mondialisation ultralibérale et estime à juste titre que « le nouveau mot d’ordre de l’intégration dans l’économie mondiale repose sur des bases empiriques incertaines et elle dénature gravement les priorités des décideurs politiques.


En privilégiant l’intégration internationale, les gouvernements des pays pauvres détournent des ressources humaines, des capacités administratives et un capital politique de priorités plus urgentes pour le développement comme l’éducation, la santé publique, les capacités industrielles et la cohésion sociale. Ils sapent également les institutions démocratiques naissantes en éliminant du débat public le choix d’une stratégie de développement. […] Les règles d’admission dans l’économie mondiale ne reflètent qu’une conscience limitée des priorités du développement et, de plus, elles vont souvent à l’encontre des principes économiques les plus raisonnables. […] une stratégie de ‘’globalisation avant tout’’ empêche de recourir à des alternatives qui sont potentiellement plus favorables au développement. […] » (Cf. Rodrik, D., « Le commerce des illusions », Reflets et perspectives de la vie économique, Tome XLI, 2002/2, pp. 41-51) Ainsi, ayant lu son livre intitulé « L’avenir en face : Haïti à l’épreuve de la mondialisation et du défaitisme de ses élites » dans lequel il fait un plaidoyer en quelque sorte naïf sinon exagérément optimiste pour l’intégration de son pays dans la mondialisation, je m’attendais alors à ce que Jerry Tardieu voue plutôt son admiration à Paul Krugman (La mondialisation n’est pas coupable, Tr. fr., Paris, La Découverte, 2000), le chantre de l’ouverture totale des marchés nationaux, notamment ceux des pays en développement, au commerce international. Autrement dit, aussi paradoxal que cela puisse paraître, Jerry Tardieu n’est pas théoriquement un néolibéral mais un social-libéral.


Du point de vue économique, le livre présente un jeune acteur économique ambitieux, actif et innovant. Il donne à voir que Jerry Tardieu ne fait pas seulement et simplement dans le facile import-export. Il semble que c’est un éthos économique familial puisque sa famille avait aussi une entreprise de transformation de cuir. Cet aspect est d’autant plus remarquable que le pays a objectivement beaucoup plus besoin d’industries de ce type que des quincailleries qui y pullulent. L’auteur semble admettre que le pays doit s’industrialiser. En effet, les entrepreneurs haïtiens doivent désormais comprendre que des investissements dans des usines de transformation de fruits et d’autres denrées locales sont socioéconomiquement plus importants et donc intégrateurs que ceux, à la mode, dans les clubs de danse et les casinos. Jerry Tardieu, si tant est qu’il dise vrai dans ce livre-entretien avec mon ami Pierre-Raymond Dumas, se révèle donc déconcertant et porteur d’espoir dans et pour notre Haïti meurtrie. Car, non seulement il se démarque du groupe d’affairistes de notre pays qui méprisent les diplômes d’études universitaires et adorent en revanche le fast-business et donc le bénéfice facile et démesuré (importation et vente de produits alimentaires et de matériaux de construction), mais également il se lance dans des projets économiques dépassant largement le stade d’économie primitive, c’est-à-dire des entreprises familiales ou plus précisément des boutiques de famille. Il opte plutôt pour de modernes et modernisatrices actions entrepreneuriales actionnariales rassemblant des gens et des capitaux divers et s’inscrivant dans le temps moyen.


Je ne connais pas personnellement Jerry Tardieu. Nous ne sommes pas de la même classe sociale ni de la même génération. J’ai été furtivement mais élogieusement présenté à lui lors de la cérémonie d’hommage au grand professeur-historien-politologue Leslie François Manigat à l’hôtel Royal Oasis par mon ami, l'actuel ministre de l’Éducation nationale Nesmy Manigat. Néanmoins, constatant ses actions entrepreneuriales et pénétrant sa pensée, je pense que, contrairement au tragique sort final de notre illustre penseur, homme politique et entrepreneur que fut Edmond Paul, il mérite, dans l’avenir, l’attention, la protection et la confiance politiques du peuple haïtien, à quelque niveau que ce soit, espérant qu’il aidera à faire la différence développementiste tant attendue. - See more at: http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/138215/jerry-tardieu-ou-la-reincarnation-dedmond-paul#sthash.GIn6nsvU.dpuf


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